La faim
C'est debout dans la pièce. Enfermé fort. Debout bouche ouverte,
le gouffre et lui. Le papier blanc immaculé, les doigts véloces féroces. C'est
debout dans la pièce close la bouche ouverte le papier et les doigts qui
s'enfoncent, enfoncent le papier blanc immaculé encore, encore, au fond tout au
fond de la bouche grande ouverte vomit le silence dans la chambre
close cadenassée. C'est le papier mordu, c’est la salive qui coule, c’est les
dents qui serrent les mâchoires se crispent les lèvres se déchirent le papier
scie les commissures. Au fond tout au fond de la gorge, gueule ouverte sur le
cri hurle et les mots aveugles, le papier imprime sang doigts dents langue
mâchoire mots de l'homme debout dans la pièce fermée. Régurgite. Un pas sur le
côté, aller chercher la feuille, un pas en avant, retrouver le centre de la
pièce, mains au travail allez au travail, approcher la feuille, plus elle est
près plus elle est grande, enfoncer encore, autophage, une feuille, deux
feuilles, dix, cent, lèvres en sang, corps tremblant. Debout. S'époumoner en
silence. Debout. Écriture de violence. Mâche l'indicible. Debout. Jour
après jour, 130 jours peine maximale pas de sursis. Autour de l'homme en noir
feuilles secrètes implorent insultes et louanges, elles bombent le torse,
exhibent leurs blessures, stigmates sur la feuille vierge déflorée. Debout. Blessures ouvertes. Cris de sang. Le corps écrit tu vois il écrit corps muet coups de
mâchoires mains enfoncées bouffe-toi toi-même, connais-toi toi-même. Tu
les vois? Tu les entends?
L'homme cicatrice sa bouche se recoud le sang dans les veines
court de nouveau mais la faim insatiable, la faim de celui qui n'a pas tout
dit, pas tout craché, pas tout vomi, qui reprend une feuille, une dernière ? et
enfonce ses doigts au bout de la gorge du langage au début du grand
tremblement dans l'obscurité organique vers le cri enfermé dans la pièce champ
de bataille, tranchée couverte de terre et de sang dur, trachée labourée par
les doigts.
Feuille, Eric Pougeau, 2010