L'ENTRESORT

Encore en peau d'enfant. Sourire d'appareil, cheveux emmêlés, maquillage de poupée. Prunelles creusées par les appels à l'aide, corps de guimauve enroulé à tout espoir. Dans son filet à papillons, des tentatives de bonheur. Main sans ongles, attrape une aiguille, la plante au cœur, fixe l'instant, se dépêche de grandir, attend son heure. Fusil dont personne ne sait qu'il est chargé, elle m'embrasse furtivement, collectionne les photos de nous deux, pour lorsqu'elle sera de nouveau seule, seule dans sa peau d'enfant. Baignoire , Agathe May , 2003

Elle étouffe un sanglot, plisse les yeux. Les lumières clignotent et se mouillent de larmes. Elle voit le paysage à travers la forme bombée de la larme qui s'est attachée à sa paupière : le monde est déformé, le monde se tient sur la bordure de son œil, puis disparaît comme une goutte de mercure que l'on écrase. Haunted House I , Zineb Sedira , 2006

Du sexe, du sexe, ils n'ont que ce mot à la bouche, le sexe passe sous les portes, ouvre les chambres, court dans les couloirs, la plaque contre un mur, derrière une tenture, il l'a trouvée, la punit du plat de la main, encore, encore, elle est penchée, pliée en deux, il la relève, tu veux visiter, il faut payer pour dormir ici, elle veut payer, payer cher, ma petite pute, parle moi encore, elle raconte, des garçons dans les fourrés, la jupe relevée, des jambes écartées, des feulements, elle raconte, arrange, brode, tisse, il s'habille de ses mots, la couche dans un nouveau lit, respire si fort, la renverse, la prend de tout son long, s'enfonce, la réduit au silence, il prend, reprend, ne s'arrête plus, dans sa bouche un sein entier, il mâche, recrache, harponne encore. Untitled , Marlo Pascual , 2009

Le serpentin de la plage a été lancé. Sur des kilomètres règnent le sable et la mer. Près du bungalow dressé au bord de l'eau, Francesca, la tête couronnée de moustiques, regarde : le vol argenté des poissons-volants au-dessus des flots. Plus haut, le vol d'oiseaux blancs qui cisaillent le ciel. Des chiens sortis du sable y replongent pour des siestes invisibles. Des enfants bruns sautent dans les vagues, leurs cheveux noirs, casques brillants au-dessus de leur sourire. Des méduses transparentes et obèses s'écrasent dans l'écume. Une petit parle gecko avec le vent. Lorsqu'elle aura terminé de lire la vie, Francesca ira chercher sur le matelas de sable de son bungalow son livre de papier, qu'elle feuillettera selon la volonté du groupe électrogène. Magnolia tree , Su Blackwell , 2007

Toutes ces femmes, un pas en arrière, regard craintif, phrases inachevées, ne dit rien qui vaille, pieds bandés, hésitantes, trébuchantes, expirantes, jusqu'à l'habitude. Girls too , Veronika Bromova , 1994

Sur la table, mie de pain et doigts affolés. Pétrissent, pétrissent, font naître figures, bras, jambes, sexes, métamorphoses; compressent, tordent, alvéoles blanches et odorantes, bientôt grises et collantes. La main n'y suffit plus, engouffre le pain dans la bouche, pain mâché, écrasé à la salive, au rythme des craintes secrètes, diffuses, cent fois découvertes, puis cent fois cachées et recrachées. Pétrir encore, et peupler l'espace atrocement vide. Untitled (suitcase with three heads) , Marcel Dzama , 2007

Ils ont découpé et brûlé et arraché et en lambeaux sa peau pour y enfouir leur violence, y accrocher leur drapeau, y planter leur victoire. a state of silence (1944-1991), Indre Serpytyte

J'ai peur que me manque toujours une dernière étreinte. The Load , Michaël Borremans , 2008

Elle réduit l'espace, abaisse les plafonds, obstrue les fenêtres, remonte les seuils, scelle les meubles, contamine les murs, décolle le papier, crève le sol. Elle tisse sa toile. Alors commence le tête-à-tête. 'Mr. Schuhlmann or the Man in the High Castle' by Matthieu Lavanchy , 2009

Son silence, elle se le garde. Elle le couve, le soigne, l'engraisse. Personne ne peut s'en approcher, y toucher. Il est devenu si gras qu'il lui est impossible de se déplacer. Impotent, il ne passe même plus par la porte. Obèse, il se répand dans la pièce. Pour sortir, elle est obligée de le repousser de tout son corps. Untitled , Dave McDermott , 2010

Les deux lames des ciseaux près de l'oreille. Le crissement modeste et mordant. Les mèches qui s'éparpillent à ses pieds. Elle attrape une autre mèche, encore une autre, retient son souffle, fixe des yeux interrogateurs sur son reflet, referme les lames. La mèche sectionnée s'agite entre ses doigts avant de tomber. Et c'est comme ça depuis des jours, cette interrogation devant le miroir, les cheveux qui disparaissent dans l'attente d'une nouvelle image; cette obstination à couper, enlever, réduire, dans l'espoir de voir un autre visage émerger, le vrai; cette écriture à coups de ciseaux, et à chaque entaille, pour chaque absence, le rêve d'une nouvelle identité, d'une autre histoire. Untitled , Wangechi Mutu , 2006

Elle est à part, elle est entière, elle est à part entière. Elle est sa part, elle est son tiers, elle est sa part entière. General measurement board for women , Geza Szollosi , 2007

Elle est, figée dans la rupture, ce temps infini, indéfini, un temps qui ne se débite pas, qui reste, qui est, compact, impitoyable, noir, cauchemardesque, une épouvante. Si lourd, qu'il pèse de tout son plomb. Qui répète sadiquement tout ce qu'elle aurait dû faire, dire penser. Qui déballe le gâchis, bouche les yeux, applique une main sur sa gorge et sa bouche. Il est arrivé par derrière, le grand mal, il ne fallait pas laisser le chemin s'ouvrir, il fallait être vaillante, parfaite, forte, intouchable, au-delà. Vite, vite, se dire des mots qui viendraient, à toute vitesse, dans l'affolement, dans l'urgence à contenir l'hémorragie, l'assurer que ça va, ça va, la vie se dresse, débrouille-toi pour la voir Sans titre , Elene Usbin , 2010

À force de fréquenter les psy-chiatres, psy-chanalystes, hôpitaux psy-chiatriques, elle apprenait à connaître cette frange de la société. Frange ondulante, mouvante, frissonnante, délirante. Les patients impatients croisés entre les deux portes : seuil du cabinet, seuil de la salle d'attente, lui parlaient d'elle et d'eux. Ce qui se dit derrière, qu'elle entendait parfois, repoussait de toute la force de sa surdité. Les dernières paroles. Les souvenirs. Les conseils. Les inventions. Les silences. Les pleurs. Les cris. Les fureurs. Le chant cacophonique des oiseaux rares. Qu'avez-vous fait de nous? As long as there were any road to amnesia and anaesthesia still to be explored , Anya Gallaccio, 2002

Entre elles, bloc de silence. La petite tend son pied, potelé dessus, écorché dessous. À genoux, la grande tête baissée égalise cailloux et verre pilé au fond de la chaussure, prend le pied, l'emboite dans le soulier, serre le lacet. Untitled , Paul Schiek , 2004

Elle a un œil mort et un œil ardent, et toute sa vie elle l'a voit ainsi, une partie morte, une partie ardente, et tous les autres elle les voit ainsi, une partie cadavre, une partie vivante, et toutes les histoires elle les entend ainsi, une partie charogne, une partie vivace. Goblet portraits , Zeke Berman , 1977

Quatre fois, il a dû refermer la porte. Sur chacun de ses enfants. Quatre fois répéter, doucement : "Adieu, il faut nous laisser à présent, au-delà de ce seuil, vous ne pouvez nous accompagner." Un à un, quatre fois, c'est si difficile, de ses yeux, de ses mots, de ses mains, toute cette peine, mais maintenant, fermer la porte, c'est son vœu à elle, alors, à eux deux, doucement, voilà, pour cette dernière étreinte, cacher les yeux des enfants. Ils ont glissé le long du mur, assis tous les quatre ensemble, ils ont tu leur mémoire, ils ont clôt leurs yeux, ils ont attendu. The tears of the fish are falling in the water , Honoré d'O , 2006

La fille sans bras court vers moi en criant "Regarde moi !" Mais ------------- impossible------- par où? --------je ne sais pas -------chaque regard est --blessure ---------------vision- inachevée ----------l'informe--déroute, aveugle, désoriente------ je cherche, un début je prie pour ----------une fin un sens un ordre une composition Urban nature , Naoko Ito , 2009