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Affichage des articles du avril, 2009

Cantique

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Quand elle est nue, on lui fait endosser la dure chemise, le jupon, la traîne de gros drap blanc, les forts chaussons satinés. Puis on la contraint à mettre la robe de mariée, horrible vêtement, instrument de torture. En toile rêche, elle ne s'ouvre que derrière et est fermée par sept fortes courroies de buffle armées de boucles. Les manches, immenses, sont oblitérées à l'extrémité, de façon que les mains n'en puissent sortir; de plus, deux cordes solides, fixées au bout de la manche, sont passées entre les cuisses de la mariée et sont rattachées à son dos, de sorte que ses bras sont toujours collés le long du corps et que tout mouvement lui devient à peu près impossible. Elle se regarde dans le miroir; autour d'elle une nuée de mains tire les lanières, serre, ajuste. On lui dit de sourire, de profiter de cette journée, la plus belle de sa vie. Petunia , une œuvre de Beverly Semmes

Sweet home

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Je ne veux plus jouer. Au départ, nous étions plusieurs : c'est à plusieurs, d'une même voix, que nous avons décidé d'explorer la maison abandonnée. Depuis des semaines, nous en parlions, nous inventions la famille qui y habitait, les actes qui s'y jouaient, nous avions imaginé la mort, les crimes, la souffrance, la terreur, et puis soudain : "On y va." Je ne veux plus jouer. Nous étions plusieurs et maintenant, je suis seule, toute seule, entre les murs en lambeaux et les mots inventés, au milieu des fantômes qui surgissent du plancher crevé, des morts qui se dressent devant les fenêtres closes, je ne veux plus jouer j'ai peur je veux rentrer chez moi je ne veux plus être seule devant le désastre d'une vie familiale enfouie sous les gravats, la poussière, la moisissure.

Prends ma main

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Elles sont en rangs, deux par deux, main dans la main. Les bras se croisent, se nattent tout du long. Francesca saisit la main qu'on lui tend; peu importe qui est accrochée à l'autre bout. Francesca n'est pas là. Solitaire parmi la pagaille, elle est au creux des paumes, elle niche dans la chaleur un peu collante et sale. Elle espère qu'elles vont marcher longtemps encore, que la porte de la classe va s'éloigner, que les mains longtemps vont se serrer, que la transpiration remplira le creux des deux paumes nues l'une contre l'autre. Francesca prend plaisir à tripoter du bout de son petit doigt replié l'intérieur de cette chair gluante. Elle est déjà du côté du mal. Le mal qui pointe dans la chair. My Evil is Strong , Acrylic on canvas, 50 x 50 cm, Victor Castillo

Bain de mer

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Le vent délie les langues. Face à la mer, maman regroupe sa couvée autour d'elle et distribue le goûter de pain au beurre et au sucre. Je repars en courant, pieds nus sur les rides du sable, je cherche un creux dans les rochers rouges, un creux qui nous accueillerait, mon goûter et moi. Je le trouve, m'assois, mes cheveux salés collent à mes lèvres, je les détache d'une main, l'autre crispée sur la rondeur du pain. Les grains de sucre brillent au soleil, les grains de sable dansent autour de moi. Première bouchée, mes dents de lait se referment sur le mélange de sucre et de sable, ma bouche crisse de la mer et de ma mère. Little Debbie , une œuvre de Orly Cogan

Un pas derrière

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Il est devant moi. Il a dit qu'il serait toujours devant moi. C'est sa place. Moi le petit, je vais derrière. Derrière son ombre, derrière son dos. Il est immense. Il est minuscule. "Reste derrière." Nous sommes dans le couloir. Je retiens ma respiration. L'air noir entre dans mes poumons. Mon frère avance lentement, je sens son corps durcir, j'entends sa peur, j'entends notre peur. "Reste derrière", sa voix s'étrangle. Il est toujours devant moi. Il a dit qu'il serait toujours devant moi. C'est lui le premier. Le premier pour les coups. Le premier pour les cris. Le premier pour la rage. Le premier pour la terreur. Le premier pour la mort. The Swimming Pool : Michaël Borremans

Lapin de Pâques

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Elle enfile sur sa tête le sac de jute marron dans lequel elle a découpé deux trous. Je la regarde, la toile pend sur ses joues, les trous noirs creusent deux impacts sur son visage. Elle passe sur le soutien-gorge qu'elle a bourré de coton, la robe de nuit inflammable et transparente que porte chaque soir sa mère. Je la regarde, les seins bouillonnant du coton blanc s'échappent sur la dentelle noire de la robe. La robe traîne sur le sol, s'accroche aux échardes du plancher. Elle avance, lentement, presque à tâtons, sur un chemin qu'elle a emprunté mille fois, tout le long de sa petite vie, elle tire sur la robe qui se détend et se déchire sur le sol, elle ajuste le sac de jute afin que son visage reste couvert. Je la regarde, l'enfant déguisé qui démasque l'enfant véritable, je la regarde grandir. Illustration : une œuvre de Paul Toupet

Gâterie

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Pour masquer l'odeur de chair fraîche, je t'ai préparé un gâteau. Photographie : Peng Zhang

Plumes et peau

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N'ordonne pas ta charité, ne tend jamais l'autre joue, ne t'agenouille pas derrière le parloir ajouré. De la pauvreté au dénuement, il n'y a qu'un souffle. La nuit tombée, la milice crucifie sur les portes mauvais sorts, menaces, expulsions. S'il te reste des ailes, pars. Just surviving , une composition de Victor Corolleur

Variations

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159 dessins autour de la Crucifixion de Grünewald. 159 pas d'un dessin à l'autre dans le ventre du collège des Bernardins. La Suite Grünewald , variations de Titus-Carmel, où les pieds du Christ sont des sarments et les mains de grasses fleurs épanouies. Arrêt devant ce torse étiré, cette forme de supplice, contemplée aussi chez Bacon et Picasso et dans le boeuf écorché de Rembrandt. Suite Grünewald , archéologie d'une oeuvre et d'un héritage.

Johnny Got His Gun

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Armée de bites dressées, prépuces saillants, déferlantes de glands, marchez, marchez ! Mes enfants n'iront pas fleurir vos champs Ils ne brûleront pas leur vie sous vos feux Ils n'enfourcheront pas la tête de vos missiles. Assoiffés de frontières, assoiffés de pouvoir assoiffés de sang, d'armes, de tranchées, de trophées, marchez, marchez. J'ai coupé les doigts de mes enfants afin qu'ils ne puissent tenir vos armes j'ai coupé leurs jambes afin qu'ils ne puissent marcher à votre pas.