L'ENTRESORT

Réveil. Oreiller de mer salée. Crêtes d'écume sur les joues. Sable accroché aux cils. Quelle tempête a-t-elle essuyée ? Dans son lit-mouchoir, elle tâtonne, cherche une bouée, un cou, une main. Pour la prochaine traversée. Boden Los , Heike Weber , 2006

La mère est folle et l'enfant tout petit. Si petit qu'il tient dans le lavabo où elle le baigne. L'enfonce. L'extirpe. Son visage collé au sien. Visage d'ange. Dans l'eau. Visage maudit. Dans l'eau. Ange. Dans l'eau. Démon. La mère est folle et souffle sur l'enfant si petit. Il avance à contre-courant, bras tendus vers sa mère, giflé par les rafales. Ploie. Peut-être rompra-t-il. Art/Craft , Beccy Ridsdel , 2009.

Heureuse, le couloir alors était si court, quelques pas en pleine lumière de la porte d'entrée à celle de sa chambre. Malheureuse, il se transformait en kilomètres piégés, sombres et tortueux, le sol collant à ses pieds comme de la vase. 2 gangen , Robin Vermeersch , 2005

Il sifflote, heureux, soulagé. Le printemps bourgeonne à ses oreilles, son esprit s'envole, son cœur est déjà ailleurs. Il ne l'a pas vue, échouée sur l'escalier, en équilibre sur l'arête. Il sifflote, sa dernière carte abattue, sa dernière femme abattue. Il ouvre et referme sa porte. Elle entend la petite mélodie à travers la porte, elle l'entend toujours alors qu'elle dévale l'escalier, elle l'entendra longtemps, ce sifflement perçant, chignole aiguisée qui perce son cœur. Dead Flies , Magnus Muhr , 2009

Je suis le ruban que l'on tire sur le fil de la lame. Je m'enroule sur moi-même, spirale serrée de silence et de peur, de renoncement et de débordement. Comment pourrais-je jamais me détendre, me distendre, m'aplanir, me lisser, orner élégamment ma vie ? Untitled , Erick Swenson , 2004

D'elle, elle sait qu'un ongle d'orteil coupé de travers et c'est toute son identité qui bascule. Elle fixe son ongle, son orteil, son pied, et ne sait plus qui elle est. Sa personnalité se fissure, ses contours deviennent flous, son regard s'élève de l'inexploré vers l'inconnu. Il lui apparaît que son passé, ses pensées, ses actes, décisions, réflexions, viennent d'être sectionnées par les lames d'acier en même temps que l'ongle, et que le biseau inédit révèle une femme toute différente. Inconnue. Série L'une d'elles à elle seule , Anne-Lise Large , 2008 (?)

Mais comment font-elles? Comment font-elles ces femmes qu'elle croise quotidiennement ? Celles qui se maquillent dans le métro, transformé pour l'occasion en succursale de leur boudoir, se déversant sur les genoux le contenu de leur trousse de maquillage : dans la bouche un crayon à lèvres, dans une main un miroir de poche, dans l'autre un poudrier. Les mains s'activent, tirent une paupière, soulèvent une lèvre, peignent une joue. Insensibles aux regards des autres, sourdes aux commentaires, elles préparent leur entrée en scène avec aplomb et naturel . Zurza , Conjunto Universo , 2009

Non je ne veux pas te provoquer Oui je ferai ce que tu dis Non je ne bougerai pas d'ici Oui c'est toi qui sait ce qui est bon pour moi. Shelburn Museum , Electra Havemeyer Webb

Elle me pousse dans le dos. Petites tapes dures et insistantes. Elle se débarrasse de moi, je me détache d'elle. Lambeaux de phrases au-dessus de ma tête, je comprends que je vais rester ici quelques jours, ensuite elle viendra me rechercher. Aucune recommandation : "elle est très sage". Un baiser qui survole mes cheveux, elle est partie, j'entends la porte qui se referme. Le sol du couloir m'aspire, comme l'eau par la bonde je disparais entre deux carreaux de faïence. J'ai du mal à respirer, je n'ai pas envie de montrer mes larmes, j'ai dix ans tout de même, ce n'est pas la première fois qu'elle me laisse. Malgré mes doutes, elle est toujours revenue. Maman. La tête dans le cœur , Isabelle Vaillant , 2010

C'est mal, c'est mal. La voilà la phrase à recopier cent fois, à apprendre par cœur. C'est mal, c'est mal. La phrase qui définit le périmètre de sa liberté, qui lui délivre le diplôme d'humiliation éternelle. C'est mal C'est mal Ces quelques mots qui surgissent à tout instant, se dressent brusquement devant ses yeux, se répandent en braillant dans sa tête et la poussent dans la pièce noire. Froide. Étroite. Abandonnée. C'est mal. Ça fait mal. Woodman's shack crime scene , Frances Glessner Lee , 1940-1950

Plus la mort approchait et plus elle entendait : "C'est la vie !" Looking back , Peter Callesen , 2006

Les dix doigts noués dans le dos, s'écrasant, se chevauchant, se tordant. Les deux mains menottées sans avoir l'air. La volonté d'un esprit débridé. Et ils auront beau brûler tous les crayons, vider l'encre dans les ruisseaux, écorcher les pages blanches, il y aura toujours un chemin de terre, de sable ou de poussière où, du bout du pied, elle tracera ses mots. Jusqu'au prochain coup de vent. D-mode magazine, Vorfas, Summer 2010

Au creux du sulfure, trente degrés, bulles de silence : la dame aux coccinelles avance lentement. Murs blancs, portraits chinois, cascades débordantes de vêtures, protections charnelles, doubles carnés pour la peau blanche de ma dame animée. Sur la toile et sous le pinceau, elle aurait été, portrait serré, peau diaphane, bandeaux noirs, pas de mouche mais sur l'ourlet de sa lèvre une coccinelle. XTERIORS , Désirée Dolron , 2001-2008

Oublie-moi, par pitié. Oublie que j'existe, oublie que nous avons existé. Oublie-moi dans cette boite étroite et puante, oublie-moi au bord d'une route, attachée à un arbre. Oublie-moi dans le train, sur une table, dans un coin, au milieu des autres. Perds-moi dans un marché, une forêt, un aéroport, au bout de la rue. Où tu veux. Mais désapprends-moi. Tragic beauties , Barbara Abel