Nos Nuits Anciennes




21 heures, la nuit approche. Glissements d’ombres dans les couloirs, obscurité figée derrière les portes : la voilà, elle est là. 

            Guidé par les deux aides-soignantes, le chariot de médicaments commence sa lente percée des ténèbres.
Aides-soignantes, aides-vivantes, oiseaux de nuit porteurs de bons présages.
Elles sont attendues.
Dans le silence feutré des couloirs, devant les miroirs de l’ascenseur, elles échangent les dernières nouvelles des résidents, de leur famille, du monde. Derrière leurs mots, bruit diffus de télés invisibles, vies aux aguets.
Elles sont à l’écoute.
Entraide tacite, gestes tacites, automatismes et rituels. Partage  des responsabilités, des décisions, des corps à manipuler.
Elles sont complémentaires.
Complices des nuits, ces heures obscures qui se cachent, se dérobent, jouent des tours et des détours, débordent de mystères et de fantômes. La nuit allonge les couloirs, pose des pièges, dissimule et bouleverse les décors familiers.
Elles sont cuirassées.
Chaque soir, elles repoussent les ombres et leur cortège d’inquiétudes.
Trois coups discrets frappés à la porte, trouée de lumière pâle : une tête délicate apparaît, un toupet de cheveux blancs, des yeux écarquillés. Sourire, soigner, écouter, rassurer, trouver les mots, répéter les gestes, distribuer la confiance, la sécurité et les comprimés : autant de chambre, autant de personnalité, autant de mots intimes.
Elles sont expertes.
             
Les boîtes de médicaments se vident, les portes se referment, l’ascenseur s’ébranle. Les couloirs s’enfoncent de nouveau dans la pénombre. 

Viennent les heures de ménage, les tables du petit déjeuner à préparer dans le silence épais de la nuit. Danse nocturne des couverts d’inox et des bols de faïence sur fond de mélodie répétitive du balancier de l’horloge. Derrière les vitres, la nuit se presse, regarde, colle son nez et applaudit.
            Soudain un bip, des cristaux rouges qui s’affichent. Ce sont des appels au secours, des appels aux présences :
Celle qui veut faire pipi
Celle qui ne sait plus où elle est
Celle qui a mal aux talons
Celle qui a peur
Celle qui trouve que ma mort met trop de temps à la trouver
Douleurs agressives ou besoin de réconfort, et toujours cette même question inquiète :
- Quelle heure est-il ?
- C’est la nuit. 
Percer le secret des portes, se glisser dans l’entrebâillement :

Chambre 28
Josée et son œil bleu. Chute. Josée jaune et bleue.
Josée à petits pas de déambulateur jusqu’au lit.
Josée : « D’accord… »
Ouvrir le lit, retirer les bas de contention.
Poupée celluloïd sur la chaise. Témoin d’un autre temps.
Elle s’allonge, soulève son oreiller et sort un chapelet qu’elle enfile autour de son cou. Puis le cordon noir du Bip.
Josée parée.
Protégée pour la nuit.
Le lit se lève, barrière installée, coussin sous les pieds. Comprimé écrasé dans la confiture, mangé à la petite cuillère.
Sourire de Josée.
Bonne nuit Josée.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, la fragilité de l’instant.

Chambre 14
Silence des ancêtres suspendus aux murs. Dialogue muet entre les souvenirs, le crucifix, les ombres, la lumière tremblotante de la veilleuse.
Hochements de têtes, main tendue et doucement serrée, la nuit à pas de loup s’invite dans la conversation.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, une vie qui se dérobe.

Chambre 35
Remous de couverture fleurie, délicate tête blanche posée sur l’oreiller. Petit moineau. Les os si fins, la peau transparente, la vie accomplie.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, l’attente figée.

Chambre 27
La porte est ouverte.
Un cauchemar a brisé la quiétude :
« Comment en sortir, comment faire pour m’aider ? J’étais perdue dans Paris. C’est affreux, je ne sais plus où je suis. »
Elle est debout, égarée, le visage entre ses mains.
« Quelle heure est-il ?»
Et puis bientôt, elle est couchée, rassurée, de nouveau chez elle.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, les secrets d’une vie.

Chambre 39
« Dans deux ans, j’aurai 100 ans, holà là, vivement la fin ! »

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, souvenirs et glissements.

Chambre 27
Un grand lit. Occupé à moitié. Une place vide. L’envie de le retrouver.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, un univers, une frontière.

Chambre 36
« Ce qui se vit ici, c’est formidable ! »
Elle est toute de travers dans le lit ; elle dit : « Je suis toujours de travers. »
Sur les étagères, 130 poupées de porcelaine : 260 yeux la regardent. Public silencieux en robe de dentelles et longs cheveux bouclés.
 « Les fleurs fanent, pas les poupées. »
Le lit déborde d’objets, la table roulante aussi. Elle sourit merveilleusement, pousse un peu son univers pour mieux s’installer, remercie et s’endort aussitôt.

            Dans toutes les chambres - Derrière chaque porte, la beauté poignante du crépuscule.


Photo : Isabelle Vaillant - Texte : Perrine Le Querrec 
Nos nuits au foyer-logement de Penvenan, mars 2011






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