Secret


DIANE ARBUS // SEATED MAN IN BRA AND STOCKINGS /// 1967

« Une photographie est un secret sur un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez.»  
(Arbus, mai 1971, Artforum)

La photo me regarde. L’homme assis avec soutien-gorge et bas. Tu l’as regardé longuement, jusqu’à ce qu’il devienne toi, il t’a regardée tout autant. Maintenant c’est moi qui suis en face de ce regard. Je suis devenue la regardée, ta regardée. J’ai ton regard dans son regard. Ton regard dans le mien. C’est une histoire de regard, une histoire d’œil, d’expérience sensorielle, sexuelle. Une histoire clandestine. Éblouissante et aveuglante.
Je suis assise en pull et jeans en face de lui. Son demi-sourire dévoile l’entaille blanche des dents. Le fauteuil est installé sur un plancher brun foncé, juste devant une cheminée. Il en est la flamme. Le reste de l’image ne montre rien, pas de décor pas d’époque l’œil ne voit rien d’autre que lui. Face à la photographe. L’homme aux épaules douces aux sourcils dessinés aux fesses pleines à la lingerie noire aux stilettos brillants. Il sait et tu sais.
Ta sexualité n’est pas une perversion, vous le savez. 
Son corps ne dessine pas la langueur du plaisir, la violence érotique, mais une nudité grave, une lassitude intime, il délivre un message intérieur. La luxuriance crue du corps, la brillance des bas, l’attache des porte-jarretelles, la dentelle sobre du soutien-gorge, le cran des cheveux, expriment son quotidien, son identité. Jarretelle tendue, blessure du sourire, ploiement gracile du cou. La force qu’il faut pour être soi. La force d’exister. De s’élever face au puritanisme à la normalité aux jugements. L’inavouable enfin révélé.
Presque morcelé le corps parle mot à mot. Nous n’avons pas l’habitude de rencontrer des hommes comme lui. Toi oui. Tu es son amie depuis des années. Tu es morcelée depuis des années. Il vous offre l’image entière. Dans les témoignages de tes relations, je lis souvent des descriptions physiques de toi : tes cheveux courts, ta « coupe à la garçonne » qui séduit tant tes nouvelles rencontres, ton air sauvage, sans âge, presque son sexe, sans identité nette.
Ton trouble, votre trouble tu le dis ici. Le trouble dans le dos appuyé au faux cuir, le trouble dans l’offrande du corps à l’objectif, le trouble dans les cinq doigts tenant ferme l’accoudoir, dans le regard qui ne flanche pas, dans les jambes croisées bas sur bas, j’entends le crissement de la soie, sa petite plainte chantée, le claquement de la jarretelle ajustée, le rire sec des talons aiguilles sur le bois, l’étouffement du corps qui s’installe et s’assoit, le baiser bref du déclencheur.
Sauvagerie immobile.
L’homme en soutien-gorge et bas s’expose nu, entier. Il offre son secret. Il est ton secret. Le secret. Diane femme, Diane homme, Diane double, bi, ambidextre, ambivalente, amante ici et là, Diane les possibles, Diane l’impossible, la différente, ta différence.
Hors de toi, tu deviens lui. Dans la chambre noire l’image apparaît. Elle te révèle. Se révèle. Tu es son pseudonyme, Seated man in Bra and Stockings, Seated Diane in Bra and Stockings, Seated women in in Bra and Stockings.
Ainsi s’installe la transgression. En soutien-gorge et bas de soie. Le regard, au-delà de son organe, l'œil, profondément lié à l'érotisme. L'oeil moyen de connaissance, sa fonction érotique. Le sexe est lui-même regard. Ton appareil photo est regard.
Je m’éloigne de mon clavier, de l’écran où vous me regardez. Je pousse mon fauteuil devant la cheminée condamnée. Ses pieds griffent le plancher. Je me déshabille. À mes pieds le pull les jeans. Je ne me regarde pas dans le miroir. M’assois face au mur blanc. En soutien-gorge et bas. J’apparais.




















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