Un conte de Noël
plq, un conte de Noël, 2018 |
Le premier regard du matin c’est sur lui-même devant le miroir nez
contre nez la myopie écartée le premier regard soi dressé devant lui il parait
que le monde aussi s’est levé et qu’une fois encore
l’affronter y entrer jusqu’au cou mais pour ce moment petit diurne rassembler
ses forces ses traits ses parcelles redevenir lui dans le miroir se réfléchir
est-ce que tout tient debout ?
Bonjour …
Parler à son reflet silencieux
Parler buée
Parler effacer
Derrière lui germent les contours de la vie telle qu’elle est lorsqu’on
y prend part. Encore un instant respirer à plein nez le glacé du miroir où ligne
à ligne s’organisent les murs la table les photos accrochées le tabouret la
fenêtre il va falloir se retourner bientôt. Le fracas matinal s’estompe chaque
chose une place et lui un lieu où prudemment s’écarter du regard et faire face.
Il tend une main tâtonne à la recherche de la paire de lunettes. Sans cesse il tâtonne
et la paire de lunettes sans cesse différente le hasard choisit pour lui au
milieu des branches et des verres celles qui le guideront ce jour. Trop fortes
trop faibles ne corrigeant jamais sa myopie initiale mais l’emportant sur des
courbes des convexités des complexités inédites il chausse sur les ailes de son
nez un filtre friable. Se retient encore quelques secondes au bord du miroir la
vie se coupe en deux à travers les verres une partie très aiguisée et l’autre
absolument inatteignable c’est ainsi pour la journée maintenant tout s’affole
il est en retard l’éternel retard jamais rattrapé il s’habille se coiffe très
aiguisé et absolument éloigné il n’atteint ni le bol de thé devant lui ni la
poignée de porte mais dans le même temps s’éloigne déjà dans la rue gondole
sous ses semelles c’est merveilleux il esquisse deux trois pas sans toucher
personne et emprunte le tunnel vers le métro. C’est merveilleux. Ils sont tous
là assis debout proches et lointains double triple et fantômes bêtes de somme
le très lourd silence de la domesticité les lie le relie à eux.
Domestique il l’est aussi il l’est bien sûr à l’évidence et sans mot
dire ses yeux clignent derrière les parois vitrées il s’est entraîné encore ce
matin au Bonjour qu’il ne prononcera pas, pas plus aujourd’hui qu’hier et
demain se ressembleraient s’il ne posait pas sur le monde son regard toujours neuf
déformant intrigant renversant.
Il ignore s’il dira un mot encore ce jour s’il croisera un regard
encore ce jour s’il rencontrera un autre encore ce jour ou concierge besogneux
de sa propre vie effectuera ses tâches domestiques et ces tâches domestiques
chaque chose à sa place les autres et lui et le monde et rien à redire puis
peut-être aujourd’hui parce que c’est Noël derrière ces carreaux ça clignote depuis des jours trop proche à des kilomètres en cascades en explosions en
guirlande traîneaux victuailles il déviera légèrement de sa trajectoire vers un
autre rayon dans le supermarché où 8 minutes s’écoulent quotidiennement le
temps de remplir panier-tapis-table-ventre pour chercher une saveur
particulière de l’enfance qui sait ? ou d’un moment où il n’était pas seul ni ignoré ni abandonné ni invisible il doit bien exister un goût d’amitié
d’amour - peut-être pas jusque-là - mais d’un bref échangé oui ce goût existe il
s’est arrêté très précisément devant un champignon brun trouvé dans la forêt
lorsque nous y marchions toi devant très vite les enjambées par-dessus des
troncs des bosses de la nature en tous sens je courais derrière chutant souvent
mais tu tendais ta main je m’y soudais et presque en me traînant en me soulevant
en me dévorant la forêt quel accueil et l’odeur des champignons écrasés sous
mes genoux ce souvenir de fin de saison et les voilà champignons bruns sous le film de cellophane tendu la main touche à l’aveugle les bosses dodues achète
à l’aveugle débordé de joie il paye donnant toujours un billet important car
les lunettes ne parviennent jamais au fond du porte-monnaie ou de la poche ou
de la paume à compter les piécettes toujours étrangères et jusqu’au retour
derrière la porte de chez lui la barquette de forêt contre son cœur c’est son
Noël c’est Noël il crève le plastique l’odeur s’installe dans sa pièce sur ses
draps sur son oreiller sur ses mains dans sa bouche les fenêtres bien fermées
ne laissent rien échapper il a reposé ses lunettes dans la corbeille à lunettes
et assis en déséquilibre loin du miroir il caresse les champignons à tour de
rôle les salue Bonjour et un à un les croque.