Nelken
Un horizon d’œillets. La transparence des tiges, le
plein des fleurs, clignez des yeux tout se noue se joue le cœur bat, l’image
est sublime, notre corps entier, notre perception sensible sont déjà
sollicités, viennent les danseurs, les 23 danseurs de cette chorégraphie – Nelken – dans un champ d’œillets.
Champ de beauté, sol encombré, pour Palermo Palermo c’était le mur tombé
qui obligeait le corps et la pensée à des tours, des détours, ici les œillets
dressés forment la frontière fragile entre le public et la scène. Tandis qu’ils
s’avancent, les danseurs, hommes et femmes, leurs jambes floutées par 9000
tiges fines, un effacement optique qui donne aux corps encore plus de chair,
encore plus d’aplomb, tandis qu’ils s’avancent la mer d’œillets vibre, ondule,
l’immobilité chavire.
Lever haut les jambes, contourner l’abîme ne rien abîmer, obstacle palpable, sortir de scène toujours haut levés, comment ne pas froisser la beauté, comment dire le monde fragile ? Ainsi.
En silence, langue des signes, Lutz Förster parle, The Man I Love, à présent la voix chaude, les mains signent toujours, nous apprennent nous parlent, la danse est langue des signes, à présent chaque geste sera signifiant, notre œil, oreille, notre ouïe, vision, nos mains, notre peau, récepteurs, Pina Bausch excelle à multiplier les perceptions, à nous rendre vivants.
D’éblouissement en éblouissement l’écriture chorégraphique
raconte et suggère, elle propose et creuse, solos ou chahut, chaos ou extase,
se jouent se parlent et se dansent. Le cœur battant. Micro posé sur la poitrine
de l’un ou l’autre, ça bat, de peur de course d’amour. Et le vôtre et le nôtre
de cœur comment battent-ils ? Bat-il toujours, êtes-vous vivants, comment
êtes-vous vivants ?
S’enterrer à la petite cuillère, allez, elle vous
montre elle dévoile elle met à jour sur cette scène peu à peu, pas à pas
dégradée, les violences du quotidien, violences langagières et corporelles
accompagnées de la musique du cœur, chaque mot mesuré au sismographe du cœur au
micro, ne vous remettez pas ne fermez pas l’œil, une femme nue en culotte
blanche habillée d’un accordéon s’approche, elle fait son entrée, elle fait sa
sortie, fend l’horizon d’œillets en talons hauts et voici des hommes en robes
de gamines, des mutations, des bonds enjoués et en fond de scène, en fond de
conscience, sur la ligne de l’Histoire Universelle de vrais gardes de vrais
chiens de vraies peurs des vrais coups des vrais contrôles d’identité.
Ruptures de tons, d’images, des histoires
d’autorités et de place, de territoire, de fuite et de liberté. Les élans
interrompus par les contrôles de passeports, à chaque contrôle moins de place
pour la liberté, il/elle danse sur les tables, une à une les tables sont supprimées,
il/elle danse encore, puis danse de moins en moins, puis ne danse plus.
Un grand jeu se met en place 1 2 3 soleil, permet
la revanche du revanchard, l’instauration de la loi de l’ordre, mais quel rire
la danseuse sur les épaules de son partenaire enfoui sous la jupe longue, alors
la danseuse est une géante avec ses genoux et ses mollets d’homme elle trône, un
jeu est un jeu est réel, qui commande qui, les muscles on les voit sous les
bretelles des robes le corps est si présent, si fort si faible, des hommes mis
à nu énoncent leurs faiblesses leur petitesse, la langue priée à genoux signée
dansée, Nelken est une œuvre qui
parle, qui livre.
Rupture encore, le chaos se met en ligne, en
oblique les 23 se règlent, se calent, suite merveilleuse de gestes, parfaite
harmonie, le cri forme phrase, puis se jette à nouveau dans un piétinement
d’œillets « qu’est-ce-que vous
voulez voir encore ? », la discipline de la danse l’épuisement
des corps, les abus, les questions. Que se passe-t-il derrière les sourires, quelles
exécutions ? Et comment tenir, et jusqu’où tenir, entre les gifles et les
baisers, entre les extrêmes qui gouvernent le monde ?
Ainsi, c’est ainsi, en beauté, en sublime, que la compagnie du Tanztheater Wuppertal débride nos yeux et nos consciences, le champ d’œillets maintenant champ de bataille, ils n’en sont que plus saisissants, nous ramenant doucement à la réalité, s’approchant de nous, « Je suis devenu danseur… », une confidence pour terminer, oui ce sont des danseurs, nous venons de voir le monde, sa splendeur, ses ruines, ce que créer veut dire.