[Le Procès]
Le Procès de Kafka et de Lupa, où comment la vie se
rompt, et avec soudaineté et violence s’engage dans un labyrinthe d’angoisses
et d’interrogations jamais résolues.
Au moment où notre monde bascule en son entier dans
la dictature, où la Pologne, comme l’Europe, se reprend à éructer des discours
gammés, où le directeur du théâtre même où travaillait Lupa est évincé pour
laisser place à une marionnette conservatrice, notre époque comme jamais se
définit kafkaïenne. C’est à n’y rien comprendre, à n’y rien supporter, à ne
plus savoir, à endurer, à entrer absolument en clandestinité pour préserver la
liberté.
Liberté de penser de créer de parler d’exister.
K., lui, ne jouit plus d’aucune de ces libertés.
Encadré par la ligne flambant rouge de la scène, par des gardiens, des proches,
des lointains, il traverse le plateau et les heures, réclamant justice et
réponse, ne recevant rien, rien d’autre que plus de ténèbres, plus d’interdiction,
plus de médiocrité, plus de bêtise.
Ce poids immense de la bêtise.
Ne dira-t-on jamais assez comme elle pèse, comme
elle dirige, comme elle nourrit le pouvoir.
Entre ses mâchoires le pouvoir, monstre sans visage,
broie l’humanité, la liberté et la réalité.
L'angoisse kafkaïenne est celle d'un monde qui a
perdu son âme, celle d’un homme égaré dans le labyrinthe, sans fil
conducteur. Krystian Lupa tend un fil ténu, il relie l’hier et
les demains, les comédiens et le public, les niveaux de narration et de
représentation auscultés par tous les côtés, il n’y plus guère d’endroits
vides, d’intimité, de replis possibles.
Au commencement quelqu’un est sur scène et le
public toujours à s’installer toutes lumières allumées. Nous faisons partie.
L’a-t-on-vue cette femme, cette comédienne ? Quelle étrange solitude, la
solitude sociétal que nous trainons derrière nous, tandis que les écrans
s’allument, que les actualités polonaises énoncent des discours extrêmes, que
K. commente son procès en regardant l’écran. Sans cesse nous allons d’une
époque à l‘autre puisque la réalité historique est répétition, lassante et
épuisante répétition.
Les silences qui soudain tombent, la scène qui soudain se démultiplie, les propos
et les versions qui se marchent dessus, tout est dispositif scénique et
langagier, jusqu’à l’incompréhension parler ou ne pas parler.
Une procédure est en cours, mais laquelle ?
Une farce est en cours, mais où ? Et pourquoi tous ces gens se rencontrent-ils
et se parlent, et pourquoi mon voisin se lève et s’agite, et pourquoi le
comédien descend de scène et s’assoit ailleurs, et pourquoi et quelles sont les
raisons de ce procès ?
On a beau filmer, diffuser, en plusieurs tailles,
en direct, sous toutes les coutures, les mots les visages les images agglutinés,
ce n’est pas par ici que l’on entendra la vérité.
Existe-t-elle ?
Un grommellement vient d’ailleurs, du fond du théâtre
peut-être, encore une autre langue, une autre version, il faut être attentif à
tout, à tous, à soi. Que dit-il le langage ?
Finalement le procès a lieu, celui de l’auteur, de
l’artiste, de l’humain, du personnage, le procès K. avec ces demi-mots ces
abrégés ses sens interdits le banal de l’énoncé, des dénouements des
renoncements d’identité. La procédure parfois sert à se définir provisoirement.
Ce qui nous arrive c’est l’effondrement de la raison, place libre au mal qui
nous encercle.
L’organisation du langage est mensonge, et
l’opposition est bâillonnée, debout comme des fusillés.
Quelque chose va arriver à notre monde.
Nous sommes tous accusés.
Nous sommes tous condamnés.
Proces [Le Procès]
d'après Franz Kafka
mise en scène Krystian Lupa
en polonais, surtitré en français
jusqu’au dimanche 30 septembre 2018
Odéon, théâtre de l’Europe, Place de l'Odéon, Paris 6e