NIJINSKY

Tu avais dansé pendant 20 ans. Et puis à 29 ans ton  corps n’en pouvait plus. Ta tête non plus. Tu as tout arrêté, la danse, l’écriture, tes sauts. Ces sauts qui faisaient de toi un Dieu, un mythe, ne t’appelaient-ils pas le Dieu de la danse, tous ne se déplaçaient-ils pas du monde entier pour t’admirer, n’as-tu pas foulé les plus grande scènes, tu étais un Dieu, chacun voulait te voir, t’approcher, te sculpter, te peindre, tu as inventé une nouvelle façon de danser, d’écrire, d’être
Tu planais dans les airs
On raconte que tu restais suspendu deux à trois secondes  avant de toucher terre
On ne voyait pas la fin de tes sauts
Tu te jetais dans l’infini
Tu disparaissais
Tu déclenchais des tonnerres d’applaudissements
On dit que tu volais
Tu vivais en état de danse
Tu invitais au sentiment
Tu sautais et sautais
Tu vivais au sommet
Tu as secoué l’univers
Et puis tout s’est cassé.
Pour les autres tu n’étais plus un Dieu. L’oubli, le silence se sont abattus sur toi. Un poids immense.
Toi tu es resté Dieu et tu allais désormais habiter en hôpital psychiatrique.
Un peu partout. Tu en as vu du pays entre les murs.
Tu as 49 ans sur la photo.  
Le diabète alourdit ta silhouette.
En vingt année d’internement, pas une fois tu n’as dansé, ni sauté, ni écrit un mot.
Pour quelques jeunes chorégraphes, ta lumière n’a pas faiblit. Serge Lifar vient te rencontrer dans cette clinique Suisse. Pour lui tu as exécuté ce saut. Ce saut magnifique. Ce « dernier » saut.
Ton ombre et toi vous vous élevez, vous suspendez le monde et mon regard. La gravité et la force se rejoignent. Dans cet enfermement ton corps n’a pas oublié qu’il savait voler. Cet instant unique de la photographie abolit la pesanteur abolit l’oubli et ta disparition.
Ton saut est une écriture
Elle a changé de forme, tu as changé de forme
Mais ton corps
ce choc
cette compression à l’essentiel
cet arrachement
cet en-dehors
cette force-là toujours là ce que tu sais faire ce que tu as toujours su faire mieux que quiconque ce que l’internement n’a pu abîmer, n’a jamais atteint, ce qui dort en toi à l’abri de tout de tous, ce que tu protèges, qui tu es, qui tu es et que tous ont oublié, tu échappes à la pesanteur tu échappes à la mort au temps au commun au tombeau, tu triomphes une nouvelle fois.
Lorsque tu dansais en public les critiques, les théoriciens, les artistes, tentaient de comprendre tes sauts en regardant ton corps, les particularités de ton corps, son vocabulaire jusqu’alors inconnu. Personne n’avait jamais entendu ta langue. Personne n’avait jamais vu tel saut.
Ta façon d’être au vide.
A l’abri des regards, sur ce cliché précis, tu dévoile ta dernière métamorphose. Qui peut t’écrire aujourd’hui ?


Photographie prise par Jean Manzon, le 7 juin 1939.




















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