T3_Le plancher
Plus loin elle fait l’amour et moi je
pleure, je laisse sonner le téléphone dans une maison vide pour ne pas entendre
mon corps démolir les murs dont on m’a chassée. Mes murs au présent, mes murs
gorgés d’humidité, suintant la solitude, puant l’abandon, mes murs mes yeux mes
joues mon corps ma peau, c’était plus loin l’amour, dans cet espace qui résonne
au creux du combiné et je glisse sur le plancher prêt à recevoir ma rage et ma
peine, 120 ans qu’il est là, combien de pieds sur lui, de pas de trépignements
de femmes affolées femmes folles femmes feulant femmes baisant femmes heureuses
malheureuses au rythme des pendules coucous et je me traîne sur le plancher
pour ne pas me traîner à tes pieds et je m’accroche au chambranle combien avant
moi, 120 ans, 6 familles pendant 20 ans, 7 pendant moins de temps, jeu des 7
familles je demande le pèrelamèrelafillelefils, je demande l’amant, la
maîtresse, le traître, l’abandonnée, des échardes s’enfoncent dans mes genoux,
cris et tant mieux crier c’est déjà ça, c’est déjà beaucoup c’est déjà
t’oublier un moment, un moment d’échardes et combien de femmes allongées sous
le poids de leur peine combien de silences d’absences de troubles de joies de
cris, je colle l’oreille au plancher je l’écoute me raconter l’histoire des 120
années c’est long les femmes les enfants, les familles tu sais composition,
décomposition, les premiers amours ébats débats, les fugues les feintes les
fêtes, 120 ans de la vie d’une femme mienne comprise mais le bois ciré rejette le
mot « comprise » parce qu’il rebondit il s’échappe celui-là, tu le
feras pas tenir entre deux lattes, dans une rainure un nœud, wild wild word, il
habite dans les têtes dérangées il hante ma bouche il frappe mes oreilles Tu
comprends ? Tu me comprends ? Tu comprends rien ! Tu ne peux pas
comprendre ! c’est si difficile dire la différence, lire l’indifférence,
dire pourquoi on tient debout en équilibre sur les arêtes d’un plancher poli
par des générations de femmes, celles aussi qui sont passées sur ma route dans
ma tête sur mes épaules En arrière toute, les générations d’avant, là d’où je
viens ces femmes tu les connais ? moi non, on porte le même nom on se
regarde de pupilles mortes en pupilles vivantes, on termine toutes figées dans
des albums ou des fichiers compressés, en couleurs, en noir et blanc, il doit y
avoir un feu d’artifices dans la pièce d’à côté, ça siffle, ça explose à moins
que ce soit dans ma tête, faut plus penser, faut lécher le plancher la sueur de
mes sœurs l’attraper du bout de ma langue, se rouler dans un sens dans l’autre,
se laisser consoler par les fantômes du chambranle des moulures des tomettes et
puis s’éloigner de la fenêtre parce que non tu ne seras pas la première à
passer par ce cadre-là, dans 20 ans la fille qui viendra pleurer sur le
plancher il faut que tu puisses lui dire Relève-toi tout est à vivre.