T3_L'escalier


Ça fait un an que l’escalier ne tremble plus ne dévale plus devant ma stupeur, ne bascule plus avant/ arrière, devant /derrière, les vagues de marches qui s’effondrent, fracas de bois, ça fait un an que je pose mon pied hésitant sur une surface dure qui oublie de se courber, de se défiler, de ployer sous ma terreur sous mon angoisse, ça fait un an que l’escalier tient bon, dans ses ombres ses murs ses courbes ses renfoncements ses arêtes, ça fait un an que ma main forte sur la rampe et tu peux y aller tu ne glisseras ne tomberas ni ne chuteras, ça fait un an stable l’escalier sous mes pieds dans ma tête dans ma rétine, ça fait un an que l’escalier ne s’enfonce plus ne me colle plus la nausée les foies la trouille sueurs froides et tout le bazar jusqu’à reculer le cœur battant déchirant coincé dans la gorge boule à vomir pour tâter derrière mon dos la porte close, me retourner toujours cœur battant trembler pour mettre la clé dans ce trou de serrure si petit si petit derrière mes larmes de panique devant mon incapacité d’escalier tortionnaire et ouvrir la porte et s’enfermer dans les murs entre les murs. 

Ça fait un an que l’escalier donc, droit géométrique symétrique si ce n’est cette douce courbe tendre et tranquille, oui un an l’escalier tranquille je peux le descendre pas encore le nez en l’air en sifflotant mais dignement, oui, dignement grande dame dans l’escalier, saluer même si quelqu’un monte et me croise, léger sourire « Avez-vous vu comme je le descends ? oui comme je le descends bien cet escalier rien de plus simple me direz-vous », mais moi juste depuis un an alors que ça fait deux ans, deux ans bientôt que ma mère est morte et beaucoup plus  d’années de mémoire, au moins, au moins, attends que je compte, compte les marches de l’escalier de ma mémoire, ouvre les portes secrètes, tire de l’ombre les souvenirs enchaînés, ça fait bien 35, 36 ans qu’elle m’a poussée dans l’escalier, mais les escaliers ont la peau dure, je peux te le dire, c’est comme les verrous au fond de soi, et celui-là d’escalier, l’escalier dur gris béton et les murs mica brillants pointes acérées dents qui ont déchiqueté ma joue rebondie de bambine qui savait pas que la main de sa mère pouvait, malgré les avertissements souvent, tous les jours « Je vais te tuer ! » mais après le calme quand moi dans l’angle quelque part pour pas bouger pas gêner, en fait je crois que je faisais pas du tout de bruit parfois peut-être un peu trop parce que « je vais te tuer » mais bon j’étais toujours là, depuis bientôt 3 ans je crois et j’allais dehors quand l’angle même lui était insupportable parce que dedans pliée et silencieuse il y avait moi, donc dehors, et au bord de l’escalier qu’il fallait bien descendre si je voulais rejoindre dehors et disparaître « Disparaîs de ma vue ! », j’y vais, j’y vais, j’y viens, mais donc le bord de l’escalier, gouffre en réalité, abîme de la première marche jambe trop courte, jambes toujours trop courtes pour détaler ou descendre cet escalier, et sa grande main qui s’abat sur mon dos pour que je disparaisse plus vite, et là, réussi, j’ai presque volé, croyez-moi si vous voulez, j’ai volé les premières marches avant de rencontrer le mur de dents saillantes qui crèvent ma joue et une petite seconde de cri et de sang plus tard l’escalier pour m’écraser, l’escalier est de son côté, du côté des mères affolées et oublieuses d’aimer ce qui n’y peut rien d’être arrivé là.

Enfin bref, un an que l’escalier, comme une reine.

Il y en a une, reine, une grande dame même si en fait elle est toute petite, qui a dit « La guillotine s’exerce à l’intérieur des familles », et elle avait bien raison cette femme-là que je dis qu’elle est ma mère adoptive même si elle n’en sait rien, elle est morte aussi, la même année que la biologique et je l’ai pleurée, enfin bref elle s’appelle Louise Bourgeois, son père Bourgeois baisait la nurse sous le toit de la maison familiale, sûr qu’il y avait des escaliers là-aussi et la petite Louison a dû tenir ferme la rampe de bois et celle de la raison sous le coups de boutoir de son père dans sa nourrice pendant que sa mère fermait les yeux et tout le monde d’ailleurs, c’est dingue comme dans les familles tout le monde sait bien, très bien, fermer les yeux, comme un aveuglement collectif, seuls les enfants gardent les yeux ouverts, écarquillés je dirais, et pour ça ils paieront beaucoup plus cher et pendant des années, donc Louise et le sexe triangulaire qu’il fallait ignorer alors que ça suintait de partout et chez moi cette haine qu’il fallait passer sous silence, sous le tapis, sous l’assiette, sous les couvertures, alors que ça suintait de partout et que ça m’a fait glisser dans l’escalier.

Faut croire qu’on a tous son paquet de merde accroché aux épaules à la naissance ou pas longtemps après, moi c’était même avant, dès l’enflure du ventre, on n’est pas tous gâtés pareil, son paquet de merde à trimballer toute sa putain de vie et ça pue tellement et tellement longtemps que même les autres le sentent et s’écartent de toi, alors que tu en mets du parfum, des sourires, du maquillage, des jupes courtes et des dentelles pour dissimuler tout ça, mais c’est pareil, ça suinte, et ça suinte un bout de temps, jusqu’à ce que l’un de nous crève ou foute le camp et le paquet s’allège et puis finalement tu le poses parce que la menace s’est faite la belle en même temps et que tu peux alors commencer à mieux respirer sans cette odeur de merde dans les narines, et que la vie ça sent sacrément bon parfois.












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